La jeune fille à l’horloge – 2012

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Scène libre Cours Florent, 2011.

Intérieur dada, une grande horloge est projetée au centre sur le mur de fond, elle est encadrée par deux portes (celle de droite possède un petit écriteau « Chez Mr Dupont »). Parmi le mobilier positionné dans une logique étrange : un socle sur lequel se trouve le personnage, il attend que l’aiguille des secondes passe sur le 3 pour commencer à parler.

LA JEUNE FILLE A L’HORLOGE : Il y a quelques temps, je suis rentrée chez moi, j’étais sortie et j’ai trouvé, à la place de la fenêtre sur le mur principal, cette horloge. Au début, j’ai fait mine de l’ignorer. Mais mon indifférence à son égard n’a servi à rien. L’horloge s’est installée.La supplication, le chantage, les insultes et les menaces n’ont jamais obtenu aucun résultat. Tenter, dans un hypothétique moment de panache, de la faire disparaître par la force, ne s’avère pas non plus concluant… La preuve. (Elle se lève puis attaque violemment le mur sur lequel est projetée l’horloge) J’ai voulu alerter Madame la Propriétaire, un esclandre aurait été légitime vu les circonstances ! (elle ouvre la porte de gauche, on voit une vieille femme qui souffle dans une langue de belle mère) Mais j’y renonce. (Elle referme la porte) Pourquoi inquiéter tout le monde ? C’aurait été un peu comme un reproche… Comme si j’avais soupçonné les autres locataires et que je cherchais à présent à faire tomber des têtes pour satisfaire un esprit paranoïaque et revanchard… non… non non non non… C’est vrai que longtemps j’ai pensé à Monsieur Dupont mon voisin direct. (Elle se dirige vers la porte de droite) Il vit tout seul et ça fait des années qu’il ne sort plus… (Elle va pour l’ouvrir mais se ravise) Mais dire qu’il est à l’origine de tout ça est ridicule.

Je passe désormais le plus clair de mon temps devant cette horloge. Il me semble que rester là est devenu nécessaire au bon équilibre de mon métabolisme. Les battements de mon cœur se sont calés sur le rythme de la grande aiguille et j’ai l’impression, depuis peu, d’entendre un tic tac salutaire retentir du fond de mes entrailles. Tout ça est très excitant. Je nourris une toute nouvelle fascination pour le chiffre 3 et d’autres choses que je ne comprends pas. Je suis aujourd’hui persuadée au fond que cette lumière n’est que la conséquence d’un malencontreux hasard gazeux, que j’appelle « brouillard au détail ». Cela me semble approprié.

Avant, je regardais mal.
Un peu comme vous maintenant…
Il ne faut plus observer l’horloge, oubliez-là…
Examinez simplement cette tâcheet sa position dans le cercle… (Elle désigne le centre de l’horloge et sort du faisceau)
Vous le voyez ?
Un œil gigantesque…

J’ai bien tenté de le fuir, de claquer la porte et de partir loin, mais il me suit dans mes déplacements. (L’horloge balaye la pièce et trouve la jeune fille cachée) Dans le quartier personne ne comprend mon angoisse, je suis devenue « d’utilité publique », j’arrange les gens ! On profite de mon passage pour régler les montres pendant que les gamins me suivent pour faire des gestes obscènes dans le faisceau. A l’heure actuelle, je suis interdite de cinéma et on ne m’invite plus aux enterrements, nous faisons désordre ! Je trouve le temps très long…

Je sais que cet œil ne me quittera plus, j’ai donc renoncé à le semer.
J’ai voulu lui donné un petit nom… à force de le voir tout le temps… mais un petit nom, il en avait déjà un !
Oui, cet œil perfide et lubrique qui me traque sans vergogne n’est autre que… n’est autre que celui… Celui de Marcel Duchamp ! Marcel Duchamp lui-même ! Je l’ai dit. Je l’ai dit ! JE L’AI DIT ?
Cela parait difficile à croire mais ça explique enfin mon envie constante d’uriner ! Marcel Duchamp est entré chez moi via cette horloge, il a vu mon potentiel, et je suis devenu son premier readymade humain. J’étais si anecdotique qu’il ne me manquait plus qu’un socle, un écriteau et un peu de visite afin de susciter la polémique dans les foires d’art contemporain… Ingénieux ?!

Marcel exige de moi des choses surprenantes, nous nous connaissons de mieux en mieux et je sens que quelque chose me gagne au plus profond de moi. J’ai l’impression qu’il prend le pouvoir pas à pas… Qu’il sait convaincre un à un, mes muscles, mes os, mes organes et que tout ce qui me vaut d’être moi se range à un autre sans que je puisse rien y faire…
Je me surprends à rêver de voir sa lumière vaciller rien qu’une fois, le voir faiblir, perdre de ses réflexes. J’espère secrètement qu’il finisse par s’épuiser sachant qu’il est probable qu’il ait réussi à développé un nouveau moyen pour s’alimenter… Il puise sans doute son énergie en moi, se nourrissant de chacune de mes pensées ?

Mais les choses ont changé Marcel.

Rien ne t’autorise à me rendre dada plus longtemps ! Il me faut passer du quelconque au quelqu’un ? Soit, je saurai faire face ! Je peux exister autrement qu’en bibelot surréaliste ! Je ne suis plus un objet : j’ai un sens et une action ! (Elle entre chez monsieur Dupont et en ressort aussitôt les mains pleines de sang) J’ai quelque chose de plus, quelque chose de trop Marcel, je ne peux pas être ton ultime chef-d’œuvre posthume ! Dans un siècle, ils mettront ma photo à côté de celle de ton urinoir, je ne peux pas le supporter ! Je suis sur une scène là par exemple, ils le voient Marcel, ils le voient ! Je suis une artiste dramatique voilà ! Je-suis-une-ar-tis-te-dra-ma-ti-que-voi-là ! Alexandrin ! Tu n’exposerais pas une actrice dans un musée, ça n’aurait pas de sens ? Tu ferais mentir ton œuvre, le patrimoine Marcel, le Patrimoine ? Imposteur ! Fous le camp, tu t’es trompé ! (L’horloge se trouble puis s’éteint)